Institute for Public Affairs of Montreal
La présomption d'innocence:La police et les conférences de presse

Yves Boisvert
La Presse/Montréal 16.Décembre.2002  

Chaque fois que la police fait une conférence de presse pour annoncer des accusations dans une affaire spectaculaire, la preuve, c'est immanquable, est «en béton». En quoi est-elle, le reste du temps? En bois traité? En écales d'oeuf? En moelle de boeuf?

Ça s'est évidemment vérifié dans l'affaire du réseau de prostitution juvénile de Québec. Sans donner des détails précis, les policiers ont dit que les détails «dépassent l'imagination». Vous étiez scandalisé à l'idée de ces notables se payant des prostituées mineures (elles-mêmes soumises sous la menace)? C'est pire encore: ça dépasse l'imagination!

Et puis, notez bien ce que disent les policiers: on n'accuse pas les gens (des gens comme ça) à la légère! D'où le béton.

Voilà, dans toute sa transparente kétainerie, une stratégie de bombage de torse policier destinée à «mettre de la pression» sur les accusés autant qu'à s'autocongratuler. On n'avait pas besoin de ça. Qu'il suffise aux policiers d'expliquer la nature des accusations -publiques-, le genre d'enquête qu'ils ont menée et ce qu'ils estiment pouvoir prouver. Pour ce qui est de qualifier la preuve, de dire que cette fois en particulier c'est très solide, si vous le permettez, et même si vous ne le permettez pas, on appréciera nous-mêmes, merci.

On a vu le béton se transformer en eau de boudin quelques fois au fil des ans.

Cela dit, de là à pleurer sur la mort de la présomption d'innocence, comme on commençait à le faire hier, il y a une sacrée marge. S'attend-on à ce que les policiers n'aient pas confiance en leur preuve?

Pourquoi, par exemple, nommer les présumés clients, alors qu'ils ne comparaissent qu'en février? Parce que, dès qu'une dénonciation criminelle est émise, le fait devient public, même si la comparution n'a pas eu lieu. Et il est évidemment d'intérêt public que l'on sache qui est accusé par l'État dans cette affaire. En fait, la comparution sur sommation est un «avantage» de l'accusé: il n'y a pas si longtemps, ces 11 «clients» auraient comparu, menottes aux poignets, et auraient passé une nuit en prison -au moins.

Oui, mais si jamais ils ne sont pas coupables...

La question est excellente. Certains des accusés sont très connus, comme l'animateur de radio Robert Gillet, qui compte parmi les deux ou trois plus grosses têtes d'affiche médiatiques à Québec. Un autre, Yvan Cloutier, a été président du Carnaval de Québec. Trois autres ont des commerces bien connus.

Déjà, un gros annonceur menace de retirer sa publicité de la station de radio où Gillet travaillait -car il n'y travaille plus pour l'instant. Les autres commerces sont malmenés, boycottés ou carrément attaqués. Quelques signes de lynchage sont visibles à l'horizon.

D'où cette excellente question, qu'on pose à gauche et à droite: et s'ils étaient innocents? Le simple fait d'être accusés, et surtout qu'il soit su qu'ils sont accusés, vient de détruire leur carrière et des grands bouts de leur vie. À eux comme à leur entourage.

J'ai écrit trop souvent qu'il faut garder la tête froide, ne pas condamner les gens d'avance, ne pas se fier aveuglément aux conférences de presse de la police, je ne vous dirai pas aujourd'hui que la question est mauvaise.

Mais avez-vous remarqué? On ne s'inquiète des conséquences d'une accusation que quand il s'agit de gens connus. De notables.

Ressort alors des boules à mites cette question qui ne veut pas mourir: les médias respectent-ils la présomption d'innocence?

Il faut démêler un peu les choses. D'abord, qu'est-ce que la présomption d'innocence? Ce n'est pas un bandeau que la loi ou la morale nous met sur les yeux. C'est une règle selon laquelle un accusé n'a jamais à prouver son innocence; c'est à l'État de faire la preuve de sa culpabilité, avec une preuve «hors de tout doute raisonnable».

C'est donc d'abord une règle fondamentale du droit criminel. Elle dit l'importance que nous attachons à la liberté et le souci que l'on doit avoir d'éviter les erreurs judiciaires. Cent coupables en liberté plutôt qu'un innocent en prison.

Est-ce que les médias «violent» la présomption d'innocence en écrivant qu'une personne est accusée d'un crime? Non. Les médias ont un devoir d'équité envers les accusés et doivent traiter des affaires judiciaires en tenant compte du fait que le procès n'a pas encore eu lieu, que la preuve n'est pas encore connue (si c'est le cas), etc. Autrement dit, les médias doivent tenir compte de ce principe cardinal du droit criminel dans la manière dont ils traiteront de l'affaire. Ils doivent l'avoir en tête et faire sentir son importance. On n'aura l'autre version, ou la version complète, que dans plusieurs mois.

Mais la présomption d'innocence ne veut pas dire que tous, en tous lieux, doivent faire comme si les accusations étaient mensongères jusqu'à preuve du contraire. Si c'était le cas, la police ne pourrait constituer un dossier contre... un innocent, la Couronne ne pourrait l'accuser et il serait impossible d'emprisonner qui que ce soit avant sa condamnation: selon cette vision, même accusé du crime le plus sadique, il est innocent jusqu'à la fin du procès!

Ce serait une façon délirante de comprendre la présomption d'innocence. Elle est pourtant relativement répandue dans certains milieux juridiques. On la ressort, mine de rien, quand des notables sont accusés ou présentés comme suspects dans les médias. «C'est donc effrayant, on ne respecte pas la présomption d'innocence!»

Quelle est l'autre possibilité, au fait? Le secret. Or, depuis longtemps, et bien avant l'arrivée des médias de masse et des nouvelles continues, on a pesé le pour et le contre. Et on a conclu que d'accuser les gens en secret produit des effets bien pires. Et qu'une des meilleures garanties contre l'injustice était de permettre la connaissance des faits judiciaires.

Si les noms étaient tenus secrets, il n'y aurait plus de manchettes, mais mille rumeurs sur les possibles personnes impliquées et les raisons occultes, inavouables, pour lesquelles on tait l'affaire. Quoi, on ne devrait pas savoir que l'État accuse un «faiseur d'opinion» de Québec et des hommes d'affaires? Qu'ils soient innocents ou non, ce fait judiciaire doit être connu. Observé. Pour que chacun puisse voir si la justice est administrée correctement. Pour que les témoins se manifestent. Pour que le travail de la police puisse être exposé.

Sans compter que finalement, le secret ne bénéficierait qu'à ceux qui sont connus, donc en plus grande proportion aux puissants et aux privilégiés.

Devant le ridicule pétage de bretelles policières, le secret n'est pas la solution. Au contraire, dans le secret légalisé, ce sont plus que jamais les autorités qui décident de ce qui sera connu. Et ce qui doit être sous-entendu. Parce que «ça dépasse l'imagination».