Institute for Public Affairs of Montreal
Les lendemains de la guerre

Vers une démocratie ou un morcellement de l’Irak ?
Dr David Bensoussan 11 Septembre 2004  

LES GUERRES DU GOLFE

La guerre irako-iranienne

La Première guerre du Golfe

La Deuxième guerre du Golfe

LES KURDES, LES CHIITES ET LES SUNNITES DE L’IRAK

Les Kurdes de l’Irak

Les Chiites de l’Irak

L’enclave sunnite au centre de l’Irak

ARMES DE DESTRUCTION MASSIVE, ARMES DU PÉTROLE, DÉMOCRATIE ET PERSPECTIVES D’ AVENIR

L’énigme des armes de destruction massive

Richesse du pétrole et instabilité politique

Vers une démocratie ou un morcellement de l’Irak ?

Un ordre mondial à repenser

Dans cette série de trois articles, nous tenterons de brosser l’histoire récente de l’Irak, celles des différents segments de la population irakienne et la façon dont ils ont réagi à l’invasion récente de l’Irak avant de conclure par une réflexion de fonds quant à son avenir.

I. LES GUERRES DU GOLFE

Les pays arabes producteurs de pétrole sont généralement des pays à faible population, comparés aux pays arabes très peuplés lesquels ne disposent que de ressources très limitées. L’Irak fait toutefois exception à la règle. C’est un pays de 25 millions d’habitants qui est riche en pétrole. Autrefois monarchie pro-occidentale, l’Irak devint une République en 1958, gouvernée successivement par Kassem, Aref, Al-Bakr puis par Saddam Hussein. Grâce au régime de la terreur imposé par le parti du Baath socialiste, nationaliste et centralisateur, ce dirigeant a pu exercer sa poigne de fer sur son pays. Le culte de la personnalité du leader atteint des proportions staliniennes et Saddam a aimé projeter une image à l’instar de celle du roi babylonien Hammourabi. En marge des quartiers pauvres de la ville, Bagdad comprend de larges avenues où la vision de grandeur de Saddam Hussein se traduit par des statues gigantesques, des arcs de triomphe majestueux et des palais fastueux. Plus que tout, Saddam Hussein a investi les pétrodollars de l’Irak dans des achats d’armements sophistiqués, allant du conventionnel au biologique et au nucléaire. Il s’est engagé dans des guerres qui allaient rendre cette région exsangue et la mettre à sang.

La guerre irako-iranienne

La rivalité entre Arabes et Iraniens est plusieurs fois centenaire, l’Iran appartenant à la mouvance chiite de l’Islam, alors que la majorité des Arabes souscrivent à la mouvance sunnite. Le golfe qui sépare l’Arabie de l’Iran est désigné tantôt Golfe arabique par les premiers et tantôt Golfe persique par les seconds. En 1975, la région du Shatt-el-Arab à l’embouchure du Tigre et de l’Euphrate a fait l’objet d’une entente ratifiée par Saddam Hussein et le Shah d’Iran, entente par laquelle la possession de l’Iran de la partie Est de Shatt-el-Arab, fut reconnue. En contrepartie, l’Iran s’engageait à ne plus offrir d’abri logistique et politique à la rébellion des Kurdes du Nord de l’Irak.

Lorsque l’Égypte signa un traité de paix avec Israël en 1979, Saddam Hussein fut le leader du front de refus. L’Égypte fut exclue de la Ligue arabe et Saddam visa dès lors la position tant convoitée de leader du monde arabe. Toutefois, en 1979, la révolution de Khomeyni allait le confronter à une nouvelle réalité : La ferveur extrême de l’islam chiite risquait de gagner l’importante population chiite irakienne. De son côté, le régime iranien paraissait désorganisé et le moment semblait être propice pour remettre en question les accords signés en 1975 avec l’Iran. Saddam Hussein envahit donc la région du Khouzistan en 1980, mais il ne put jamais donner de coup de grâce décisif. La guerre des tranchées dura huit ans et fit près d’un million de morts. Cette guerre fut financée, entre autres, par les pays arabes du Golfe. Les pays occidentaux et la Russie continuèrent d’armer Saddam et certains pays alimentèrent en armes les deux belligérants. L’idéologie du sacrifice chiite des Iraniens ne permit pas la victoire irakienne décisive. Cette idéologie alla jusqu’à faire avancer des enfants dans des champs de mines pour permettre aux troupes militaires de passer à leur suite.

En vue d’isoler la Syrie rivale, Saddam Hussein prêta main forte au général libanais Michel Aoun qui était opposé à l’occupation syrienne. Il forma une alliance avec la Jordanie, le Yémen et l’Égypte, maintenant acceptée comme alliée malgré le traité de paix signé avec Israël. Ironie du sort : l’Égypte et la Syrie se rallieront contre Saddam durant la Première guerre du Golfe.

 La Première guerre du Golfe

En août 1990, Saddam Hussein décide d’envahir le Koweït qu’il considère comme territoire irakien. C’est alors que se forme une alliance internationale en vue de libérer le Koweït. Cette guerre montra clairement la supériorité technologique des forces américaines et fut conclut de façon relativement rapide. Cependant, une fois le Koweït libéré, la coalition ne poursuivit pas sa percée en Irak. Le potentiel militaire de l’Irak ne fut pas entièrement détruit et ce fut probablement pour empêcher que l’Iran khomeyniste ne devienne une superpuissance régionale. Le président Bush père incita les Kurdes et les Chiites à se soulever, ce qui fut fait. Sous les yeux de la planète entière, cette rébellion fut sauvagement matée par Saddam Hussein. Toutefois, la coalition conserva une certaine présence dans la partie kurde de l’Irak et Saddam fut libre de continuer de terroriser le peuple irakien.

Puis vint le temps de jouer au chat et à la souris, Saddam cachant des documents et des preuves aux inspecteurs de l’ONU chargés de démanteler tant les fusées de longue portée que les armes de destruction massive. Leur existence ne faisait pas l’ombre d’un doute aux yeux des inspecteurs qui ne demandaient qu’à voir les preuves de la destruction des entrepôts d’armes et de produits chimiques dangereux. Pour mémoire, rappelons que Saddam Hussein avait utilisé des armes chimiques d’une part contre l’Iran lors de la Première guerre du Golfe et de l’autre contre les Kurdes en 1988.

La Deuxième guerre du Golfe

La Deuxième guerre du Golfe fut en partie déclenchée pour empêcher Saddam Hussein de détenir des armes de destruction massive. Le président Bush junior voulait également établir une démocratie exemplaire en Irak. Toutefois, la nouvelle coalition organisée par l’Amérique se heurta à des oppositions inattendues. Certaines puissances européennes refusèrent de s’y joindre. La Turquie avait été l’allié le plus sûr des États Unis pendant la guerre froide. Mais le nouveau régime islamique turc louvoya tant et tant qu’il fallut se résoudre à éviter de faire passer les troupes américaines par la Turquie et à retracer les plans d’invasion de l’Irak. L’Arabie saoudite refusa aux Américains le droit d’utiliser leurs bases militaires en Arabie saoudite pour attaquer l’Irak. Quant aux régimes des pays voisins de l’Irak, bien loin d’être des démocraties, ils se posent de sérieuses questions sur leur devenir advenant le cas où le projet de démocratie aboutirait.

Le fait que des armes de destruction massive n’aient pas encore été trouvées est la preuve patente de la folie de Saddam Hussein. En acceptant et en refusant tour à tour des inspections de l’ONU, Saddam a fait fluctuer le prix du pétrole à sa guise. Les pétrodollars ont servi à la construction de palais fastueux. L’Irak a ainsi donné au monde l’image d’un pays qui souffre de malnutrition et de pauvreté en raison des sanctions imposées sur les ventes de pétrole irakien depuis la Première guerre du Golfe. Il eut suffi que Saddam démontre qu’il avait bel et bien détruit ses armes de destruction massives pour libérer son pays des sanctions. Cependant, il a préféré se soucier des caprices de son ego bien plus que du bien être de son peuple.

Saddam Hussein appartient à la minorité sunnite. Les sunnites du centre du pays ont été la population privilégiée du régime de Saddam Hussein. La dictature de Saddam et du parti Baath est particulièrement abhorrée par les Chiites irakiens. Les treize à quatorze millions de Chiites d’Irak constituent près de 60% de sa population. Ils peuplent la partie Sud du pays qui renferme d’importantes ressources pétrolières. Saddam a également fait massacrer des populations kurdes allant même jusqu’à faire gazer des populations civiles. Des centaines de villages kurdes ont été fait évacuer par Saddam Hussein en vue d’y reloger des populations arabes et d’éloigner les Kurdes de la seconde région pétrolifère de l’Irak, celle de Mossoul et de Kirkuk.

Alors même que la pression internationale allait croissant envers l’Irak, Saddam Hussein s’est donné une image nouvelle du dévot musulman. Il augmenta les primes aux enfants-suicides palestiniens en vue d’augmenter la tension du conflit israélo-palestinien et de la faire dévier contre Israël, tout comme il le fit lors de la Première guerre du Golfe alors que, acculé par les armées de la coalition, il donna l’ordre de lancer des missiles Scud sur les villes israéliennes.

Au lendemain de la Deuxième guerre du Golfe, les Alliés occupent la totalité de l’Irak et se trouvent devant la nouvelle réalité d’un Irak libéré : Les Chiites qui ont été durement persécutés par Saddam Hussein constituent 60% de la population; 20% de la population sont des Kurdes qui tiennent absolument à préserver leur autonomie et à continuer de jouir de la protection américaine. Quant aux Sunnites, ils ont été les principaux bénéficiaires du régime de Saddam et certains d’entre eux regrettent que leur emprise du pouvoir soit maintenant remise en question.

II. LES KURDES, LES CHIITES ET LES SUNNITES DE L’IRAK

Dans cette seconde partie, nous nous intéresserons aux trois composantes principales de l’identité irakienne : les Arabes sunnites, les Arabes chiites et les Kurdes sunnites. Comment chacune d’entre-elles a réagi durant la Deuxième guerre du Golfe ? Quelles sont leurs aspirations?

Les Kurdes de l’Irak

Trente millions de Kurdes peuplent le Proche-Orient. Plus de la moitié d’entre eux résident en Turquie où ils ont grande difficulté à faire valoir et reconnaître leurs droits linguistiques et historiques. La Turquie les considère comme des montagnards turcs et est hantée par la perspective du nationalisme kurde tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières. Les Kurdes ont une langue indo-européenne en propre et son enseignement en est freiné en Turquie. Sept millions de Kurdes vivent en Iran et un million et demi en Syrie. Les Kurdes d’Irak sont des musulmans sunnites. Ils représentent 20% de la population irakienne mais ils possèdent une identité ethnique en propre.

 Les Kurdes sont les descendants de l’ancien peuple des Mèdes. Suite au traité de Sèvres qui consacra la fin de l’Empire ottoman en 1920, l’autonomie fut promise aux Kurdes du Proche-Orient. Les recommandations de la Société des Nations furent ignorées tant par les Turcs que par les Britanniques. L’Irak devint indépendant en 1930 et les manifestations kurdes furent sévèrement réprimées. Durant la Seconde Guerre mondiale, le leader kurde Moustafa Barazani déclencha une révolte qui ne s’est jamais totalement éteinte et qui reprit de plus belle après que la révolution de Kassem mit fin à la monarchie en 1958. En 1975, Saddam Hussein ratifia un accord avec le Chah d’Iran en vertu duquel l’Iran fermait ses frontières aux rebelles kurdes. En contrepartie, l’Irak reconnaissait la souveraineté iranienne sur la partie Est du Shatt-el-Arab et s’engageait à expulser l’Ayatollah iranien Khomeyni vivait alors à Najaf en exil. Par la suite, Saddam Hussein vida des centaines de villages kurdes de ses habitants. Ce n’est que lorsqu’il gaza le village de Halabja que le monde fut au fait de la dure réalité des Kurdes d’Irak. En 1988. lors des massacres d’Anfal, près de180 000 Kurdes périrent.

Suite à l’appel à la révolte lancé par le président Bush père au lendemain de la Première guerre du Golfe, les Kurdes se rebellèrent et la répression irakienne fut sans pitié. Cependant et depuis 1991, l’enclave kurde bénéficie de la protection américaine : Dans les faits, les Kurdes jouissent d’une liberté et d’une autonomie véritables. Ils sont divisés en factions tribales, les plus importantes étant les Talabanis et les Barazanis. L’Union patriotique du Kurdistan dirigée par Jalal Talabani, contrôle le Sud-est du Kurdistan et le parti démocrate kurde en contrôle la partie Nord-ouest. Il existe aussi le parti Ansar el-Islam dans la partie Sud, à la frontière iranienne et qui était en relation avec le groupe terroriste Al Qaida.

Alors que les grands espaces de la région du Sud de l’Irak s’apprêtent aux combats impliquant l’avancée rapide de l’artillerie lourde, la région du Nord de l’Irak occupée par les Kurdes est montagneuse. Les atermoiements d’Ankara en regard de sa participation à la Deuxième guerre du Golfe, voire même à donner la permission à l’armée américaine de passer par son territoire, ont de fait permis aux Kurdes de faire état de leur capacité militaire. En effet, trente mille troupes américaines durent rebrousser chemin et seul un bataillon de 1000 marines fut parachuté au-dessus du Kurdistan irakien. Ce furent les Kurdes qui, avec l’appui aérien américain, chassèrent l’armée irakienne de leur territoire et occupèrent les villes de Kirkuk et de Mossoul en moins de trois semaines. Les Kurdes retrouvèrent les maisons que les Arabes avaient occupées trois décennies plus tôt. Par ailleurs, la conquête de l’enclave du parti Ansar el-Islam permit de découvrir un très grand nombre de documents qui livrèrent des informations de première importance en regard de la lutte anti-terroriste.

Les Chiites d’Irak

Les Chiites sont des musulmans qui, après la mort du prophète Mahomet, optèrent pour son cousin et gendre Ali comme calife. Mais Ali ne fut que le quatrième calife qui fut assassiné lors des guerres de succession. Tous les vendredis, les Chiites maudissent les trois premiers califes qu’ils considèrent comme des imposteurs. Les Chiites ont développé une théologie parallèle. Selon eux, onze imams sont déjà venus, et le douzième, encore attendu est un imam caché qui devrait revenir et gouverner le monde en toute justice. En ce sens, l’islam et son interprétation ne sont pas clos, ce qui constitue une hérésie pour la branche sunnite de l’Islam aux yeux de qui toute la doctrine de l’islam a été scellée au neuvième siècle.

Les autorités religieuses ou Ayatollahs seraient les seuls à pouvoir recevoir l’inspiration de l’imam caché d’où leur importance dans les affaires publiques et l’Ayatollah Ozma est un ayatollah extraordinaire, tout comme le fut Khomeyni. La hiérarchie chiite débute donc avec l’Ayatollah Ozma, les Ayatollahs et les mullahs. Cependant, il y a une différence majeure entre les Chiites d’Iran et les Chiites d’Irak : Les premiers adhèrent au Willayat Faqih, ce qui signifie le gouvernement politique par les érudits de l’islam alors que les seconds sont totalement opposés à l’ingérence politique.

Le fait que les villes saintes de Najaf - lieu du tombeau de l’imam Ali - et de Karbala – lieu de la bataille où Hussein fils d’Ali tomba - se trouvent en territoire irakien donne lieu à des connivences avec le clergé iranien. Avant même son exil à Paris, l’ayatollah Khomeyni envoyait des cassettes audio en Iran à partir de Najaf. Le parti Baath devint progressivement dominé par les Sunnites irakiens et Saddam Hussein n’hésita pas à exécuter les Ayatollahs Al-Sadr et Hakim ainsi que de nombreux autres Chiites soupçonnés de sédition. Durant la guerre irako-iranienne, l’appel au nationalisme arabe contre l’ennemi traditionnel iranien fut le leitmotiv de Saddam Hussein. Mais il n’en demeure pas moins que les Chiites d’Irak, soit plus de la moitié de la population, ont vécu sous l’étroite surveillance du parti Baath.

Après la Première guerre du Golfe, les Chiites d’Irak furent incités par la coalition à se rebeller contre Saddam Hussein, ce qu’ils firent. Saddam Hussein ordonna le massacre de dizaines de milliers de Chiites sans que les Alliés n’interviennent. Ceci explique également pourquoi, lors de la Deuxième guerre du Golfe, les Chiites reçurent - avec une certaine réserve toutefois - les alliés britanniques à Basra, Nasiriya Najaf, Hilla et Karbala. C’est seulement lorsque le pèlerinage chiite put se tenir dans la liesse le jour de l’Achoura, que les Chiites d’Irak laissèrent éclater au grand jour leur haine du régime de Saddam Hussein. Le quartier chiite à Bagdad qui portait le nom de Saddam City fut renommé Sadr City.

Le calife Ali serait enseveli à Najaf et Hussein fils d’Ali, mourut à Karbala en 680 des mains des adeptes du calife omméyade de Damas. Sa souffrance légendaire est fêtée chaque année à l’Achoura au cours d’une manifestation d’auto flagellation sanglante visant à exprimer le sacrifice désintéressé en l’honneur du fils d’Ali et véritable successeur du prophète. La culture du martyr est bien ancrée chez les Chiites et c’est pourquoi les révoltes chiites finissent souvent dans un bain de sang. Durant la guerre irako-iranienne, les candidats iraniens au martyr excédaient en nombre les besoins militaires. Le Hizbollah libanais est également un organisme chiite qui prêche le martyr ‘‘islamikaze’’. Il est imité par les terroristes d’Al-Qaida et est suivi par des Palestiniens qui dépêchent des enfants-suicides.

Lorsque les alliés ont annoncé vouloir instaurer une démocratie en Irak, les mullahs chiites se sont empressés de se présenter comme les vrais représentants de la population chiite. Le slogan d’élections démocratiques qui verraient les Chiites majoritaires en Irak prendre le pouvoir les tentent. Ils n’en demeure pas moins que l’Ayatollah Sistani, le plus prestigieux des ayatollahs irakiens, se refuse à toute immixtion entre religion et politique. Venu de Londres après l’invasion de l’Irak, l’ayatollah Abd al-Majid al-Khui, fils d’un célèbre ayatollah qui était opposé à Khomeyni et qui collaborait avec les forces anglo-américaines, fut assassiné par une faction chiite rivale au tombeau d’Ali à Najaf. Cette faction est dirigée par Mouktadah Al-Sadr, fils de l’ayatollah Al- Sadr assassiné en 1999. Bien qu’il ne soit pas ayatollah et malgré son jeune âge, Mouktadah Al- Sadr est tenté par le pouvoir politique et est appuyé par les Iraniens et certains des religieux irakiens qui sont revenus au pays après la chute de Saddam Hussein. En effet, depuis la révolution islamique en Iran, beaucoup de religieux chiites irakiens se sont réfugiés à Qoum en Iran et bon nombre d’entre eux souscrivent aujourd’hui à la doctrine d’ingérence des religieux en politique. Sistani et Al-Sadr représentent aujourd’hui deux courants chiites bien distincts en Irak. Al-Sadr a déclenché une révolte armée à Najaf et à Sadr City, espérant se rallier l’ensemble des Chiites irakiens, mais sans succès.

Le gouvernement irakien en exil reposait sur la personnalité d’Ahmad Chalabi qui est tombé en disgrâce après que les alliés eurent découvert qu’il adressait des messages secrets aux Iraniens. Le gouvernement de transition comprend des Chiites, des Sunnites et des Kurdes et les élections libres en Irak devraient créer une nouvelle réalité.

L’enclave sunnite au centre de l’Irak

Les musulmans sunnites n’ont pas de hiérarchie, mais seulement des imams qui jouent le même rôle que les mullahs chiites. Il y a quatre courants sunnites majeurs allant de l’orthodoxie intégriste à la modération : Les Handalim dont les Wahhabites représentent la branche militante. Ils sont proches des frères musulmans et sont partisans d’un état islamique; Les Malékites sont essentiellement représentés en Afrique du Nord, les Shafites en Asie du Sud-Est et les Hanafim en Turquie et au Proche-Orient. La ligne de démarcation entre ces courants n’est pas toujours très nette et il arrive que le groupe sunnite wahhabite Al-Qaida recrute des adhérents au sein de l’ensemble des courants sunnites. En Arabie saoudite, il existe un arrangement permettant au clergé wahhabite de dicter les lois religieuses et à la famille royale saoudienne de gouverner. Cependant, la puissance financière saoudienne est mise au service de l’islamisation selon la doctrine radicale wahhabite partout dans le monde. Cette doctrine se refuse à accepter la présence de troupes non musulmanes dans les pays de l’islam et c’est ce qui exprime - en partie - la réticence des Saoudiens à collaborer avec la coalition. Lors de la Première guerre du Golfe et devant le danger expansionniste irakien, les Saoudiens avaient cependant accueilli à bras ouverts les forces américaines. Aujourd’hui, les troubles en Arabie saoudite même mettent en évidence la présence d’une opposition plus radicale dont Al-Qaida se réclame.

Bagdad est au centre de l’Irak arabe et sunnite. Cette ville qui se trouve à l’endroit où les fleuves du Tigre et de l’Euphrate sont les plus proches, connut un passé glorieux : Elle fut la capitale politique, culturelle et économique du califat abbasside jusqu’à l’invasion mongole en 1055. C’est aussi un lieu saint chiite car le neuvième imam est enseveli à Kazimayn, dans la banlieue Nord de Bagdad. La ville moderne de Bagdad compte cinq millions d’habitants – dont deux millions de Chiites - soit le quart de la population irakienne. C’est un centre culturel important du monde arabe : Selon un adage moyen-oriental, ‘‘les Égyptiens écrivent des livres, les Libanais les vendent et les Irakiens les lisent’’.

Lors de la Deuxième guerre du Golfe, l’avancée des forces de la coalition ne rencontra que des résistances sporadiques. De nombreux objectifs militaires furent bombardés par la coalition à Bagdad et l’écran de fumée produit par des rigoles de pétrole enflammé n’y firent rien. La redoutable bataille que la coalition comptait faire contre la légendaire Garde républicaine n’eut pas lieu et la supériorité aérienne de la coalition aura été déterminante. Le ministre irakien des Affaires étrangères promettait que les villes irakiennes joueraient le rôle de marécages et ses bâtiments celui de jungle, en allusion aux difficultés passées de l’armée américaine au Vietnam. Mais la ville se rendit sans trop de résistance. Les attentats suicides n’en ont pas moins rendu l’occupation problématique. Lorsque les Américains entrèrent dans Bagdad, la foule se déchaîna contre les symboles du tyran, ses portraits et ses statues et peu après, les forces américaines assistèrent médusés à l’auto pillage de la ville. Faut-il voir dans le laisser-faire des forces de l’occupation une attitude machiavélique consistant à laisser la foule envahir les bâtiments officiels qui auraient pu être des centres potentiels de résistance ? Le fait est que le pillage a également touché les richesses culturelles du pays, ce qui constitue une lourde responsabilité. La région de Tikrit d’où provenait Saddam tomba peu après et le règne de celui qui causa la mort de plus d’un million de personnes prit fin.

La population arabe sunnite qui avait bénéficié des largesses de Saddam Hussein et qui détenait le pouvoir politique allait devoir composer avec les autres segments de la population sous l’œil vigilant de l’administration américaine. La promesse d’une remise des pouvoirs à un nouveau gouvernement a tôt fait de déclencher une guerre de succession officieuse : Les Sunnites tiennent à faire savoir qu’ils sont encore présents et puissants. Les factions chiites d’Al-Sadr et de Sistani se disputent déjà le leadership de leurs populations (tous deux disposent de moyens financiers considérables prélevés auprès de leurs fidèles) et le groupe terroriste Al-Qaida - d’allégeance wahhabite et donc anti-chiite - tient à tout prix à faire échouer le plan de démocratisation de l’Irak.

III. IRAK : ARMES DE DESTRUCTION MASSIVE, ARMES DU PÉTROLE, DÉMOCRATIE ET PERSPECTIVES D’ AVENIR

Quelle que soit l’issue du vote à la présidence des États-Unis en novembre 2004, il ne sera pas possible pour la coalition de faire marche arrière et de retirer ces troupes de l’Irak. Le chaos qui s’en suivrait serait catastrophique pour l’ensemble de la région et il en résulterait des conséquences dramatiques : risques de vendettas, de luttes de clans, d’emprise iranienne sur une partie de l’Irak, d’ébranlement de l’économie mondiale et de réinvestissement des revenus du pétrole dans des armements dont ceux de destruction massive.

L’énigme des armes de destruction massive

Depuis la Première guerre du Golfe, Saddam Hussein défie les sanctions de l’ONU et fait tourner en rond les inspecteurs chargés de démanteler le stock d’armes de destruction massive (ADM). La crédibilité américaine a souffert de ce que ni les armes de destruction massives ni les preuves de destruction de l’ancien arsenal ADM n’ont pu être trouvées. Pourtant, les achats d’équipements et de produits nécessaires à leur fabrication sont confirmés. Le gazage des Kurdes est aussi une réalité indéniable. Près de 120 bunkers géants hermétiques ont été découverts dans la région de Karbala, mais vides. À moins d’avoir caché ces armes, en Syrie peut-être, il faut croire qu’elles ont bel et bien été détruites. En rétrospective, Il semble bien que les États-Unis n’aient pu se sentir à l’abri du danger potentiel d’un tyran disposant de telles armes qu’il pourrait éventuellement mettre à la disposition de groupes terroristes. La connexion entre le régime de Saddam Hussein et le terrorisme n’a pu être établie, si ce n’est dans l’enclave dominée par le groupe Ansar el-Islam. Au Lichtenstein, l’Asad Trust qui a servi d’intermédiaire relativement aux ventes de pétrole irakien a été l’un des financiers du groupe terroriste Al-Qaida avant que ses comptes ne soient gelés.

Richesse du pétrole et instabilité politique.

Du point de vue géostratégique, la présence de 160 000 soldats de la coalition aux portes de pays problématiques tels l’Iran et la Syrie et aux portes des régions pétrolifères de l’Arabie saoudite considérée aujourd’hui comme étant beaucoup moins fiable, représente un atout de taille. Ainsi, il sera beaucoup plus facile de garantir le flot ininterrompu des exportations de pétrole. L’économie de la planète dépend encore des réserves pétrolières qui seront épuisées dans quatre décennies. Les deux-tiers des réserves pétrolières mondiales, soit 645 milliards de barils, se trouvent dans les pays du Golfe. L'Arabie saoudite et l’Irak disposeraient respectivement de 20% et 10% des réserves mondiales de pétrole. Le pétrole du Moyen Orient représente deux-tiers des importations américaines, un tiers provenant de l’Arabie saoudite et un sixième provenant d’Irak. Il est à prévoir que, dans la prochaine décennie, l'Irak pourra approvisionner en pétrole l'équivalent de 50% de la production saoudienne, mais pour cela, il faudra y faire des investissements considérables, compte non tenu de la dette irakienne qui s’élève à 60 milliards de dollars et de ce que le Koweït exige des réparations de près de 200 milliards de dollars pour les dommages relatifs à l’invasion irakienne de 1991.

Le monde a l’œil braqué sur les pays arabes. Malgré la manne du pétrole, le développement est, sur plus d’un plan, bien inférieur comparativement à celui de pays autrefois sous-développés tout comme ceux du Sud-est asiatique. La richesse du pétrole s’est retrouvée entre les mains des familles royales de la péninsule arabique à faible population, les pays arabes très peuplés tout comme l’Égypte s’en trouvant privés. Ainsi, les pays pétroliers ont continué à se partager les revenus de l’or noir dont la grande majorité allait enrichir les familles royales plutôt que l’État et la corruption régnante n’est certainement pas étrangère à la naissance des mouvements extrémistes tout comme celui d’Al-Qaida. L’Occident a trop longtemps fermé les yeux devant les inégalités sociales et les abus des droits de l’homme dans ces pays, tant il tenait à assurer son approvisionnement, vital pour ses économies. Ne serait-il pas tentant alors pour l’Occident de mettre la main sur l’or noir et de procéder à la redistribution de cette richesse plutôt que de laisser quelques magnats du pétrole dont le travail consiste à collecter les pétrodollars et à les gaspiller dans les fastes des mille et une nuits ou par des achats d’armements démesurés ? Ne serait-il pas tentant alors de mettre fin aux régimes dictatoriaux tout comme celui de la Syrie dont les mains sont loin d’être propres en matière de terrorisme international ? Ne serait-il pas tentant alors de s’occuper du danger autrement plus grave que celui de l’Irak, à savoir : l’Iran qui veut aussi développer un arsenal nucléaire ? Pas plus tard que l’an passé, l’ancien président iranien Rafsandjani a déclaré être prêt à utiliser l’arme atomique. L’Iran encerclé par les forces occidentales en Afghanistan à l’Est et celles de l’Irak à l’Ouest ne serait-il pas la prochaine cible naturelle ? Les réactions qui s’ensuivraient déclencheraient de multiples autres dangers en Occident même, celui du terrorisme n’étant pas l’un des moindres.

Vers une démocratie ou un morcellement de l’Irak ?

Comment instaurer la démocratie dans un pays aux allégeances tribales aussi profondes, aux divisions ethniques et religieuses aussi distinctes ? Les Kurdes veulent conserver leur autonomie, les Sunnites leur prédominance, les Chiites le pouvoir qu’ils attachent à leur supériorité numérique et certains mullahs chiites leur prétendu leadership à titre de seuls représentants légitimes de leur population ? Y a-t-il un danger d’anarchie en voulant instaurer la démocratie d’un seul coup au sein d’une population qui a vécu aussi longtemps sous la dictature et la terreur espionnite des Moukhabarat ? Y a-t-il une chance que les haines séculaires entre Sunnites et Chiites s’estompent ? En outre, les radicaux iraniens ont tout intérêt à ce que l’anarchie règne en Irak et à jouer de leur influence sur sa population chiite : Cela permettrait, entre autres avantages, de repousser l’échéance que les puissances occidentales se sont données pour répondre au danger d’un Iran radical trop puissant.

Plusieurs scénarios peuvent être envisagés, allant d’un gouvernement fédéral à un processus progressif vers une vraie démocratie. La réussite dépendra probablement de l’amélioration du niveau économique de l’ensemble de la population, ce qui ramènera la confiance et l’espoir. Dans le cas contraire, il est fort possible que ceux qui n’auront rien à perdre continueront à se lancer dans des actes désespérés. La perspective d’un Irak relativement stable, fonctionnel et démocratique pourrait réduire les tensions dans la région. Un pays arabe qui aurait réussi son saut dans la modernité sans recourir à des positions politiques ou religieuses extrémistes pourrait constituer une source de motivation et un modèle pour tous les autres pays de la région. Mais, dans le cas particulier de l’Irak, il faudrait tenir compte de ses composantes tant ethniques que religieuses et de l’ingérence potentielle de la Turquie, de l’Arabie saoudite et de l’Iran.

Les Kurdes de l’Irak jouissent de l’autonomie dont ils ont toujours rêvé. La pax americana leur a apporté la sécurité à laquelle ils aspiraient depuis plusieurs décennies. Il n’y a aucune raison qu’ils reculent sur ce plan, d’autant plus qu’ils disposent de près de 70 000 combattants. Inévitablement, les Kurdes de la Turquie aspireront à un statut similaire. De fait, les droits inférieurs de la minorité kurde de Turquie est l’une des raisons qui motivent le refus de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Par ailleurs, le nouveau gouvernement islamiste de Turquie perd des appuis importants : D’une part, en raison de l’affaiblissement de son alliance stratégique avec les États-Unis. De l’autre, en raison de la crainte de l’Union européenne de faire face à une population musulmane substantielle avec des tendances intégristes et donc difficilement intégrables. Où va la Turquie ? Verra-t-on naître un état kurde ?

L’énigme de l’identité chiite constitue un facteur déterminant pour le futur de l’Irak. Chiites et Sunnites sont tous deux arabes certes. Mais qu’en est-il de l’identité irakienne de la population chiite qui a été brimée pendant plusieurs décennies par le pouvoir essentiellement sunnite ? Assistera-t-on à un séparatisme chiite ? Si tel est le cas, la nouvelle entité chiite sera-t-elle alignée ou opposée à l’Iran ? En Arabie saoudite, deux candidats se disputent la succession du monarque âgé Fahd : Le prince Abdullah relativement pro-occidental et le prince Nayef proche du clergé wahhabite. Comment le successeur agira-t-il compte tenu de l’occupation de l’Irak par une puissance non musulmane et de l’aversion envers la doctrine chiite ? Comment se traduira sa volonté de ne pas permettre à l’hérésie chiite de prendre le pouvoir politique ?

Les nombreux obstacles à l’instauration d’une démocratie devraient inciter à une réflexion plus profonde sur l’avenir du Moyen-Orient, les impératifs globaux en termes de sécurité et d’économie, ainsi que sur l’efficacité de la diplomatie traditionnelle en matière de résolution de conflits. Les événements qui sont sur le point de prendre place sur la scène internationale laissent présager un avenir qui fera penser que les premières décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale auront été des décennies d’insouciance et de quiétude que l’on regrettera amèrement. En ce début de XXIe siècle, les événements semblent se précipiter de façon quasi-incontrôlable. Le spectre des armes biologiques et nucléaires se fait menaçant. L’interdépendance des économies et la fragilité des métropoles aux actes terroristes font que lesdites menaces auront des répercussions planétaires.

Un ordre mondial à repenser

Politique fiction que tout cela ? Bien des choses ont changé depuis le 11 septembre 2001. Les scénarios que l’on croyait être de pure fiction sont devenus réalité. Traumatisée par l’attentat des Tours de la Bourse, l’Amérique ne voudra plus attendre le prochain attentat pour réagir, fut-ce au prix de l’action unilatérale. La planète entière se demande où se produira le prochain attentat, sachant fort bien qu’une attaque contre l’Irak n’aura fait qu’accélérer son déclenchement mais sachant tout aussi bien que la politique de l’autruche risque d’être encore plus dangereuse car elle laisserait le temps aux fanatiques de tous bords, de s’armer d’outils encore plus meurtriers. Il y aurait alors le risque que des armes chimiques, bactériologiques et nucléaires continuent de proliférer entre les mains d’autres dictateurs et éventuellement entre celles d’autres terroristes.

Par ailleurs, les Nations-unies offrent un spectacle lamentable. La majorité des membres appartiennent à des pays dictatoriaux qui votent en bloc des décisions stériles et souvent contraires au bon sens. Il n’y a plus que le conseil de sécurité restreint pour prendre des décisions responsables, quand bien même ces décisions se trouvent entre les mains des grandes puissances disposant d’un droit de veto et défendant leurs intérêts nationaux. Autrement, cet organisme dont la crédibilité est fortement entachée sombrerait rapidement dans l’oubli. La noble mission qu’il s’était donné au lendemain de la Seconde Guerre mondiale n’a pas contribué à l’amélioration de l’Ordre mondial dans lequel les nations se seraient reconnues. Les grandes puissances ont déjà passé outre le Conseil de Sécurité, tout comme dans le cas de la Bosnie. Le semblant d’Ordre mondial actuel voile mal le nouveau désordre mondial. Il serait grand temps de penser à remplacer l’ONU par une nouvelle organisation composée de pays démocratiques. Un forum nouveau des démocraties n’aurait pas nécessairement une position unanime. Par contre, il serait possible de s’y dire les quatre vérités sans complaisance et de bâtir un consensus qui ne serait pas prisonnier des contraintes procédurales imposées par les dictateurs de tout acabit. Bien que les démocraties soient quasi-inexistantes et que les modérés soient muselés au sein des dictatures, il incombera aux démocraties de faire l’impossible pour que les vrais démocrates de la planète puissent dialoguer avec eux et d’encourager l’éclosion de démocraties éclairées. Le forum actuel de l’ONU est un gâchis aussi désolant qu’inutile et vain.

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